DOSSIER
Oser être soi Clémence, 26 ans, créatrice de l agence Koïné Rédaction Avant la Covid, j étais salariée d un groupe avec un poste intéressant et la sécurité de l emploi. Mais, chaque jour, j étais obligée de me mettre la pression pour tenir. J échangeais peu avec les autres ; mes troubles anxieux étaient de plus en plus présents. Puis, ma cheffe est partie pour une reconversion professionnelle, il y a eu une réorganisation interne, je me suis retrouvée au placard et le premier confinement est arrivé Plus de métro, boulot, dodo. J ai alors pu reprendre l écriture. J écrivais toute la journée. J ai publié des nouvelles numériques et j ai commencé à m intéresser au marketing digital. J ai pris conscience qu avec la Covid, nous avions changé de paradigme, qu un nouveau monde, plus incertain, commençait Et qu il me fallait m affranchir de la pression sociale pour changer moi aussi. À mon retour dans l entreprise, j ai rejoint une nouvelle équipe, mais j ai fait une forme de burn out. Un médecin m a alors diagnostiquée autiste. Je ne pouvais plus faire semblant ; les troubles que je m efforçais de surmonter depuis ma naissance étaient désormais visibles. J ai été licenciée pour inaptitude. En juin dernier, j ai créé mon entreprise, Koïné rédaction, qui accompagne les sociétés dans leur stratégie de communication globale. Je fais travailler en priorité des indépendants en situation de handicap. J ai l impression de ne plus avoir la même personnalité ; j ai arrêté de culpabiliser. Aujourd hui, j ose beaucoup plus être moi même et dire que je suis autiste.
Se sentir utile Albertine, 30 ans, ingénieure en reconversion Encouragée par mon père à faire une Prépa scientifique, j ai enchaîné sur une école d ingénieurs. Parce qu il y allait en avoir besoin sur le marché de l emploi, qui plus est de filles ingénieures. Je suis ainsi devenue cheffe de la production dans une usine. Au fil des années, j ai gagné en assertivité. Et il y a eu la crise sanitaire et les confinements. J avais beaucoup de pression sur les épaules et je devais en mettre sur celles des autres pour que ça continue de tourner. Cela m a vraiment fait réfléchir : certes, je servais à quelque chose, mais ce quelque chose me correspondait il ? Mon non est sorti naturellement. J ai réalisé que j avais besoin de plus d humain et d être utile en mettant les mains dans le cambouis. Début 2021, j ai signé une rupture conventionnelle. Je finis actuellement un bilan de compétences. Une de mes pistes de reconversion ? Reprendre mes études pour devenir infirmière ou sage femme. Cela doit être fantastique de faire naître des bébés. Chaque jour est différent.
Revenir à l essentiel Pascale, 46 ans, cheffe de projet Au premier confinement, je suis partie chez mes parents, qui habitent dans un petit village en Bretagne. Je me suis dit que cela me ferait du bien de télétravailler au calme, loin de ma banlieue parisienne. Le télétravail a continué ; je suis restée jusqu à l été, puis tout l été, et tout l automne 2020. J ai redécouvert ma région, revu des gens que je n avais pas croisés depuis des années et, surtout, j ai mis à distance tout ce qui me rendait la vie infernale depuis des mois au bureau. J avais fini par y aller à reculons, à prendre sur moi pour essayer de faire un tant soit peu le travail pour lequel j étais payée. Mais je ne m épanouissais pas et ne pouvais plus atteindre mes objectifs. Alors que j aime relever les défis, je ne m en voyais plus aucun. Le matin de la reprise en présentiel, je n ai pas réussi à me lever : ma tête me disait d y aller, mais mon corps s y refusait. J avais de la fièvre, mal à la tête, mais ce n était pas la Covid. Mon médecin m a arrêtée pour burn out. Aujourd hui, je vais mieux. J ai négocié mon départ de l entreprise, vendu mon appartement et passe des entretiens pour trouver le job de mes rêves en Bretagne. Je suis sereine.
Se recentrer sur l humain Laurent, 55 ans, directeur commercial Je travaille dans la même entreprise depuis trente ans. Je suis autodidacte. J ai gravi les échelons pour arriver au poste de directeur commercial : j ai des responsabilités, une équipe et des objectifs importants à atteindre. Toutefois, cette crise sanitaire m a fait reconsidérer le sens de ce que je faisais. Alors, quand un plan de départ volontaire a été annoncé par la direction générale, je me suis dit qu il s agissait là d une belle opportunité. Mon poste n est pas supprimé, mais j ai choisi de me porter volontaire au départ avec un projet de formation dans une grande école : j ai envie de mettre un beau diplôme sur mes compétences, ainsi que d apprendre d autres méthodes que celles du terrain. Ensuite, je chercherai un poste dans le secteur associatif ou social. J ai envie d atteindre des objectifs
Changer radicalement de parcours Thiphaine, 45 ans, créatrice de sites web J étais professeure des écoles depuis presque vingt ans. Même si j y avais pris plaisir au début, cela m ennuyait de changer sans cesse d école, de niveau de classe, de ne jamais pouvoir me poser Il faut dire que je n ai pas vraiment choisi ce métier. Je préparais un doctorat d histoire ancienne quand mon mari de l époque est tombé malade. J avais alors opté pour le plus simple afin de gagner ma vie : l enseignement. Le parcours fut difficile : trois burn out, dont un très gros en 2011, et le diagnostic d une fibromyalgie. En 2020, au début de la crise sanitaire, je venais de commencer des démarches pour me faire accompagner et quitter l Éducation nationale. Je me disais que je pouvais encore tenir deux ou trois ans. Mais comprendre que le virus tuait fut comme le coup de pied aux fesses dont j avais besoin. Je me suis dit : la vie est trop courte. Ne pouvant démissionner et partir sans rien, j ai dû aller jusqu à écrire à l Élysée pour décrocher ma rupture conventionnelle signée le 20 janvier dernier, jour de mon anniversaire ! Depuis, j ai lancé mon auto entreprise de création de sites Internet. Je n ai de compte à rendre à personne, hormis à mes clients. Je travaille d où je veux quand je veux. Je ne regrette rien de ma vie d avant.
Exercer son métier librement Guillaume, 39 ans, infirmier Je travaille en soins palliatifs à l hôpital. Je suis à l aise avec cette étape de la vie de l être humain. Ne me demandez pas pourquoi ; je sais accueillir la souffrance et l apaiser. Mais, au plus fort de la crise sanitaire l an dernier, j ai rejoint un service de réanimation pour renforcer les troupes. Et, là, j ai vécu le chaos. Trop de malades, pas de lits pour les accueillir, l urgence en continu, sans compter les familles éplorées au téléphone qui ne pouvaient pas voir leurs morts J ai atteint mes limites. J étais usé et culpabilisais de ne pas pouvoir faire mon métier correctement. Je suis revenu dans mon service depuis, mais n y suis plus vraiment le même. Je ne veux plus vivre ce que j ai vécu. J ai donc décidé de quitter le public et de m installer prochainement en libéral dans mon village. Je vais m associer avec une infirmière et proposer un accompagnement en soins palliatifs à domicile. Chez moi, dans le Sud, la population est âgée et, aujourd hui, ce type de service est prisé par les familles.
Envie d être utile, de redonner sens à son travail, et, plus largement, de vivre le temps autrement Les confinements et les multiples ajustements liés à la crise sanitaire nous ont parfois poussés à remettre en question notre vie professionnelle. Témoignages de quelques personnes* ayant franchi le pas et choisi de faire de cette période un tremplin pour se reconvertir.
Carine Hahn
EXPERT
NICOLAS VALAT PSYCHOLOGUE CLINICIEN, MEMBRE DU RÉSEAU PAS (PRÉVENTION AIDE ET SUIVI), DISPOSITIF GRATUIT D ACCOMPAGNEMENT DES AGENTS DE L ÉDUCATION NATIONALE.
Selon vous, la crise sanitaire a-t-elle déclenché des reconversions professionnelles ? Oui et non. Pour certains, elle a provoqué le déclic qu il leur manquait pour se reconvertir. Pour d autres, il s avère que le changement est lié à un mouvement plus généralisé qui existait déjà.
Quelles observations tirez-vous de vos consultations ?
Le premier confinement a été vécu comme une période de pause pour beaucoup de personnes. Le fait de s arrêter a amené celles qui souffraient déjà au travail à se poser des questions. Pendant les autres périodes de confinement, le questionnement a gagné des individus plus discrets qui découvraient la routine parce qu ils avaient perdu la compensation que leur procuraient leurs loisirs
Quelles sont les activités professionnelles concernées par cette remise en question ? Des professeurs qui se sont sentis maltraités, des soignants épuisés qui, pour beaucoup, envisageaient déjà une reconversion. La question du sens est aussi très forte chez les cadres intermédiaires et chez celles et ceux ayant des tâches répétitives. À quoi je sers ? Quel rôle je joue ? Des questions typiques de bore out (1) et de bullshit jobs (2), présentes aussi chez celles et ceux qui ont le plus de mal à partir, car ils ne savent plus ce qu ils valent sur le marché.
Quel est le profil le plus adapté à une reconversion ?
Une personne avec déjà une expérience de mobilité professionnelle, qui a un certain confort matériel, des attaches familiales solides, mais pas de jeunes enfants ou de personnes âgées à charge, et qui ne s y prend pas trop tard. Je reçois beaucoup de patients qui ont déjà laissé des plumes au travail ; ils sont trop fragiles pour affronter tout de suite une reconversion. Le déclic ne suffit pas. Beaucoup n ont pas les moyens financiers et/ou affectifs de changer.
(1) Ennui. (2) Emplois à la con , expression de l anthropologue américain David
Graeber, désignant des tâches inutiles, superficielles et vides de sens réalisées principalement par les employés de bureau.
LE DÉCLIC NE SUFFIT PAS
CRISE SANITAIRE UN TERREAU FERTILE POUR LES RECONVERSIONS PROFESSIONNELLES ?
OUTRE AVOIR MODIFIÉ NOTRE RAPPORT AU TRAVAIL, LA CRISE SANITAIRE A ACCÉLÉRÉ LES ENVIES D ÉVOLUTION, VOIRE DE RECONVERSION PROFESSIONNELLE
6 Valeurs mutualistes n°325 3e trimestre 2021